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Littérature française - Page 74

  • En mémoire de Max

    Max, en apparence, le deuxième roman de Nathalie Skowronek, rapporte la quête d’une petite-fille en mémoire de son grand-père, dont le numéro tatoué sur l’avant-bras, « seule trace visible de ses deux années et demie passées à Auschwitz », attirait toujours son regard quand il portait des manches courtes. La narratrice ne se souvient plus des chiffres, mais bien des étés passés à Marbella, de ses sept à ses seize ans, quand elle rejoignait dans leur maison de vacances Max et Gitta, sa femme allemande.

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    Les souvenirs sont choses mouvantes. Elle n’est plus sûre de la couleur de ce tatouage peut-être confondue avec celle de « L O V E » sur la main de Fernand, qui travaillait pour la société de ses parents (vêtements pour femme). Ses lectures – Un sac de billes, Au nom de tous les miens, Elie Wiesel, Primo Levi, Antelme – lui parlaient de que son grand-père taisait. Quand elle finit par oser le questionner, il s’était borné à répondre « Ce n’était pas facile, Epinglette » (son surnom). A Tel-Aviv où elle séjourne régulièrement, elle observe les habitants qui lui semblent tous tatoués à différents endroits du corps.

    « Nous ne savions des camps que ce que nous en disaient les films et les livres » : à part une opération de l’appendicite à Buchenwald après la marche de la mort et quelques anecdotes, son grand-père ne racontait rien à sa famille, sauf une fois, à Marbella, où il lui avait raconté sa déportation et une remarque, un jour, en promenade, en direction de la montagne où vivait Léon Degrelle depuis la fin de la guerre.

    Après la mort de Max, elle ne s’était plus intéressée à la Shoah durant une quinzaine d’années : études de lettres, mariage, enfants, quelques années de travail dans les magasins de ses parents. Après la découverte des jeunes Israéliens « ostensiblement tatoués », elle revient sur l’histoire de son grand-père, recueille les confidences d’une cousine de sa grand-mère à Haïfa, reprend des lectures sur le sujet, se rend chez la sœur de Max, Fanny, puis à Berlin.

    Tous les matins, son grand-père faisait à Berlin le tour du zoo avec ses cachets à prendre en cas d’urgence dans une poche et dans l’autre, une petite bourse en velours emplie d’un tiers de petits diamants faciles à revendre en cas de besoin. Quand il se rendait au Ciao, un restaurant italien « bruyant et mondain » où il avait ses habitudes avec Gitta, il était accueilli « avec moult accolades par le maître d’hôtel », il y prenait plaisir, fier de son succès. Sa famille bruxelloise ne comprenait pas comment il pouvait vivre « là-bas ».

    Dès les années 1960, il passait à l’Est sans problème pour retrouver son ami Pavel, rencontré en Pologne où ils travaillaient à la mine de Jawischowitz, à dix kilomètres d’Auschwitz. Celui-ci était devenu un homme d’affaires important, puis « un des principaux négociants de RDA ». Des affaires et des arrangements dont son grand-père « ne connaissait ni les tenants ni les aboutissants », mais il ne refusait rien à Pavel. En dehors de la famille, Max « aimait séduire, créer des liens, lâcher le bon mot au bon moment, payer l’addition avec élégance. »

    Avant ces mystérieuses transactions entre l’Est et l’Ouest, Max avait été représentant en maroquinerie pour un ami de son père, puis il avait fait de l’import-export de tricots entre l’Italie et l’Allemagne. Il avait fini par quitter Rayele, sa femme, originaire de Liège où ils s’étaient installés, et leur fille, pour aller vivre à Berlin. Par sa mère, la narratrice sait que ce rescapé d’Auschwitz a perdu son père, sa mère, sa première femme, une sœur et deux frères – sa mère l’a souvent raconté aux thérapeutes consultés pour soigner sa dépression et ses angoisses.

    Marbella, Berlin-Ouest, Liège, Auschwitz-Jawischowitz… Pour écrire son deuxième roman, après Karen et moi, Nathalie Skowronek, qu’on suppose la petite-fille de Max, visite les lieux où son grand-père a vécu, traque les traces, fait remonter les souvenirs des uns et des autres. A-t-elle raison d’écrire, de décrire ? « On ne raconte pas comme si on y était quand on n’y était pas. » Elle lit, écoute les témoignages, s’efforce de ne parler que de ce qu’elle a vu personnellement. Elle découvre que Paula, la première femme de Max dont elle ignorait l’existence, a été arrêtée après que celui-ci avait confié l’adresse de sa cachette à quelqu’un qu’il pensait de confiance. Une archiviste de la caserne Dossin lui envoie une photo d’elle.

    Après avoir visité Auschwitz, elle se rend chez sa tante en Israël et l’entend répéter : « Max n’était pas à Auschwitz » ! En réalité, il était dans un autre camp proche, à Jawischowitz – incertaines certitudes. Le matricule oublié resurgit dans un ancien carnet d’enfant, c’est un palindrome : « 70807 ». La quête continue à Berlin-Est,  à Tel-Aviv, sur la tombe de son grand-père où Gitta, sa troisième épouse, après l’avoir d’abord enterré à Berlin dans les années 1990, avait souhaité le faire inhumer, et non au cimetière juif de Bruxelles comme le souhaitait sa fille.

    « Connaît-on jamais vraiment cet autre qui nous semblait si proche ? » peut-on lire à propos de La carte des regrets, son dernier roman, sur le site de la romancière. Qui était vraiment ce grand-père, cet homme charmeur et secret ? Max, en apparence n’est pas un récit linéaire. Nathalie Skowronek reconstitue peu à peu le puzzle d’une vie, d’une famille. On sent que la narratrice cherche aussi à clarifier certaines choses en elle-même.

    Dans son roman qui va et vient entre son enfance et le temps de l’écriture, beaucoup d’écrivains lui ont fourni un appui, montré une direction, d’où cette conclusion d’Alain Delaunois qui a présenté Max, en apparence dans Le Carnet et les Instants : « Une traversée littéraire qui, derrière le matricule oublié de Max, met à nouveau en lumière le talent d’écriture, singulier et sensible, parfois modianesque – c’est un compliment – de Nathalie Skowronek. »

  • Encre

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    Tôhaku Hasegawa (1530-1610), partie droite du Shôrin-zu (Bois de pins),
    encre sur papier, XVIe siècle, Musée national de Tôkyô, Japon

    « Le fond brumeux, traversé par une pâle lumière hivernale, entraîne le spectateur dans les profondeurs de la forêt, peut-être en direction du sommet enneigé visible sur la droite, ou dans les méandres d’invisibles sentiers entre les arbres. Cette brume sans contours n’est pas dessinée : elle est uniquement suggérée par les différentes dilutions de l’encre qui a tracé les pins. Pourtant elle envahit tout le tableau, pèse sur le frêle édifice des branches, les fait ployer – ou est-ce le vent ? »

    Corinne Atlan, Petit éloge des brumes

  • S'embrumer de mots

    Petit éloge des brumes offre tout ce qu’il faut pour s’embrumer de mots et d’images, de livres et de lieux ; on y retrouve la prédilection de Corinne Atlan pour la culture japonaise qui lui a inspiré le bel Automne à Kyoto. Dans son avant-propos, elle rappelle que le mot « brume » désigne d’abord en latin le jour le plus court de l’année, le solstice d’hiver, puis toute la saison hivernale, les brouillards de mer, enfin le brouillard léger : « seule la distance de visibilité sépare la brume du brouillard ».

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    © Antoine

    Voici les trois parties de ce petit essai délicieux, pour vous mettre en appétit : « Apprentissage des brouillards », « Nuées du souvenir », « L’archipel des brumes ». Corinne Atlan remonte aux sources personnelles de sa « préférence pour le vague », le rêve en regardant les nuages, pour le fluide, le flou, « les paysages à demi réels des contes ». C’est peut-être cela qui lui a fait choisir le métier de traductrice – bien qu’« à la recherche des correspondances les plus exactes possible entre une langue et une autre » – et son pays d’adoption, « où la brume, les phénomènes évanescents, l’ombre et les rêves sont rois, et où pourtant les trains partent et arrivent à l’heure. »

    Beaucoup de lectures, de films, d’œuvres d’art, participent à cette évocation des brumes, avec un moment clé dans sa jeunesse, durant les vacances d’été en Normandie : la première fois qu’elle assiste à une aube, après une nuit où un cauchemar l’a tenue éveillée – « Je faisais l’expérience pour la première fois de ce lien entre la beauté du monde et l’envie irrépressible d’aller vers l’horizon. »

    Dix ans d’enseignement du français au Népal font surgir de sa mémoire, « brouillard percé de soudaines trouées et de longs corridors aux parois impalpables », des impressions de Katmandou, de marches dans la forêt sacrée de Shivapuri, la lecture d’écrivains voyageurs, le goût de la langue japonaise, sans savoir encore qu’elle en ferait un métier.

    « L’archipel des brumes », c’est le Japon où elle vit une bonne partie de l’année. Corinne Atlan partage avec les Asiatiques « le culte des montagnes » : « Au Japon comme en Chine, l’écriture même associe la montagne à la recherche de la vérité dans les solitudes sauvages, faisant des vallées le lieu des occupations humaines ordinaires. » Nuages et brumes y sont omniprésents dans la poésie, la peinture, la langue même liant « l’errance, les forêts, les montagnes, la pluie, les brumes et les larmes ».

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    © Casey Yee, Mononoke forest, Yakushima island

    J’ai particulièrement aimé les pages sur l’île de Yakushima, « île-brume, île-pluie », sur sa forêt millénaire où « on perd très vite tout repère » : « les énormes branches moussues aux formes fantasmagoriques, les fumerolles qui montent de l’humus, ce vert quasi surnaturel des mousses quand la pluie s’interrompt et qu’un rayon de soleil perce les futaies sombres, nous incitant à poursuivre toujours plus loin. »

    Dans le train qui la ramène à Kyoto, elle lit Oreiller d’herbe [sic] de Sôseki, le roman « à la fois « le plus brumeux » et le plus éclairant » qu’elle connaisse, réflexion sur l’art et ode à la brume. S’ensuit l’évocation de différents paysages de grands peintres japonais, des encres sur papier qui illustrent de façon sublime ce voile brumeux propre au climat japonais. Haïkus, cinéma, tout l’art nippon en est imprégné.

    Petit éloge des brumes est un texte précieux de Corinne Atlan, un inédit publié dans la collection Folio 2€ – qui donc en a parlé récemment, que je puisse l’en remercier ? « Nous qui pensons être faits de matière solide sommes traversés depuis notre venue au monde par une multitude de paroles, lectures, images, rencontres, influences et expériences qui nous fondent. Nous sommes en réalité de la même pâte malléable que les nuages et les brumes. »

  • Douceur

    marie susini,je m'appelle anna livia,roman,littérature française,amour,inceste,solitude,culture« Personne dans les champs. Du haut de la colline, du plus loin qu’on pouvait voir. Pas une maison. Rien. Une branche de magnolia remuait doucement contre la vitre un peu verdie. Cette douceur s’insinuait partout, elle montait de la terre, sans raison, et sans raison elle retombait, avec le hurlement d’un chien venu du fond de la vallée, avec le son grêle d’une cloche lointaine apportée par le vent très léger. Soudain le printemps était là, venu sans bruit, comme ça, en une nuit. Il avait fait fleurir les champs autour de la maison. Sur toutes les choses, il avait fait planer dans sa douceur même une menace imprécise. »

    Marie Susini, Je m’appelle Anna Livia

    Constant Montald, Magnolia

  • Elle, Anna Livia

    Jeu de la mémoire ? Coïncidence ? Je m’appelle Anna Livia de Marie Susini, repris dans la bibliothèque, est une histoire d’amour « fou » entre une fille et son père. On ne le comprend pas tout de suite, qu’elle est son « Absolute Darling ». Après l’avoir relu, je reviens sur l’épigraphe d’Hofmannsthal et je la comprends mieux : « Le noyau mystérieux, le cœur des expériences, des actes obscurs, des douleurs obscures, n’est-ce point lorsque tu as commis ce que tu n’aurais pas dû, mais devais commettre […] ».

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    Noire est la couleur de ce roman de Marie Susini née en Corse, de la nuit qui tombe, des cyprès à l’horizon – « Autant qu’elle se souvienne, ils sont là depuis toujours. Quatorze. Jamais personne n’a pu dire si ce nombre a un secret ou même un sens, jamais personne n’a connu Castelvecchio sans la longue rangée de cyprès en bordure du ciel. » Pourquoi quatorze ? Qui les a plantés là et pourquoi ? C’étaient les sempiternelles questions d’Anna Livia et de son ami Francesco à Madalena, la servante, la mère du garçon, trop tôt disparu.

    Dans La Renfermée, La Corse, un essai publié en 1981, Marie Susini écrit : « Là où est le danger, là croît aussi ce qui sauve [Hölderlin]. Jamais enfance ne fut plus recluse et sévère, plus austère que la mienne. Pourtant je ne voudrais pas d’autres souvenirs que ceux que j’ai, ceux qu’elle m’a laissés. Parce que mon enfance a été avant tout poétique, si l’on entend par là une manière de percevoir le monde et le temps. » (Cité sur Terres de femmes)

    Madalena, toujours habillée de noir, n’a jamais connu les dimanches où l’on va à l’église, endimanché. Ainsi font les gens ailleurs, pas ici où tous les jours sont pareils. « Chaque fin d’après-midi jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière la montagne, nous restions là dans la certitude d’un lendemain en tout point semblable à ce jour-là. » Mais une nuit, un cri qui n’avait rien d’humain a fait courir Madalena et son mari Josefino dans l’allée, « pris par la peur ensemble sans même savoir pourquoi ». Ils ont trouvé Anna Livia recroquevillée dans la chambre du père.

    Noire, la couleur de la mort, omniprésente. Après le suicide de son père, Anna Livia, renfoncée dans un fauteuil, perçoit une « clarté mouvante et fluide dans les rayons du soleil dansant » : une femme se tient dans l’encadrement de la porte, elle sourit. Anna Livia devine que c’est sa mère, « la reconnaissant aussitôt sans l’avoir jamais connue, jamais vue ». Celle-ci, « incrédule », la regarde, étonnée de la ressemblance entre la jeune fille et son père, murmure quelques mots sur le fait d’être partie, sans achever ses phrases, se raconte. Sa fille se tait, sans répondre au prénom que lui donne sa mère, Elisabeta.

    C’est Madalena qui avait rassuré Anna Livia le jour où elle a vu pour la première fois le sang tiède couler entre ses jambes : « C’est dans la nature », « Ça veut dire simplement que tu n’es plus une enfant. » Interrogé par la mère, Josefino lui raconte la nuit terrible du cri, Madalena épouvantée comme si elle avait compris avant même de savoir, en voyant la petite qui se balançait les yeux fermés. Ils n’avaient appelé personne, ni un prêtre, ni les autorités, « les choses étaient déjà assez compliquées comme ça. » – « Il l’aimait tant, Anna Livia », ajoute-t-il, celle qui est restée pour eux « la petite », même à seize ans.

    « Un rêve peut-être, le rêve de ce qui jamais n’avait pu être, un amour si souvent rêvé qu’il devient plus réel que s’il avait été vécu.
    Mais le corps garde fidèlement la mémoire de cette première blessure, et aussi de cette première plénitude où l’on a touché et le monde et le temps.
    C’était l’heure où, là-bas, les martinets commencent leurs rondes folles, ils tournent sans fin avec frénésie autour de la maison dans un tumulte de piaillements affolés et heureux, tout le ciel est plein de battements d’ailes. »

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    A l’opposé du style explicite, de la précision parfois clinique de Gabriel Tallent dans My Absolute Darling, Marie Susini, dans ce récit court et fragmenté, « son diamant noir » selon l’éditeur, opte pour la retenue, l’implicite, la poésie, le mystère. Je m’appelle Anna Livia raconte un amour interdit – « Tu es toute ma certitude », lui dit son père. Le couple de domestiques témoigne, joue le rôle du chœur dans une tragédie antique. Dans ce huis clos où la solitude est prégnante, Anna Livia n’est pas présentée comme une victime, c’est elle qui a pris l’initiative en se déshabillant devant son père. Il n’y survivra pas. Et elle ?